Paul Eluard

 

Eugène Grindel
Poète français (Saint-Denis, 1895 — Charenton-le-Pont, 1952).

Trop longtemps confondu avec celui d'un enfant exemplaire du XXe siècle, l'itinéraire de Paul Eluard est pourtant vraiment unique: gravement malade dès son adolescence, cet homme qui ne savait pas dire non, pour peu que l'enjeu fût de poésie, de fraternité ou d'amour, brûla sa vie sans souci d'économie d'aucune sorte. Poète et intellectuel d'un âge oublié où les mots se mesuraient aux armes, Eluard a peut-être vaincu l'oubli parce qu'il célébra aussi la beauté lumineuse et simple, sensuelle et pure, de l'union amoureuse.

La découverte de l'amour et de la poésie
· Gala
· Dada
· Le surréalisme
Poésie et liberté
· Nush
· L'évidence poétique
· Poésie de guerre
La poésie, l'amour et la révolution

La découverte de l'amour et de la poésie

Enfant unique d'un comptable et d'une couturière de Saint-Denis, dans la banlieue parisienne, Eugène Émile Paul Grindel, qui choisit en littérature le nom de sa grand-mère maternelle, connut rapidement une enfance choyée et heureuse: le succès de son père dans des affaires immobilières lui permit très tôt de passer des vacances en Suisse, d'aller apprendre l'anglais à Southampton, bientôt de se soigner dans le sanatorium de Davos, en Suisse, lorsqu'il fut atteint de tuberculose pulmonaire en 1912 (il avait dix-sept ans). Bien plus tard, à la mort de son père, Eluard hérita d'une véritable fortune, qu'il dépensa très vite en voyages, en œuvres d'art (il fut un grand collectionneur, d'art nègre d'abord, puis d'art contemporain) achetées à ses amis qui s'appelaient Ernst, Dalí, Picasso, Man Ray…, en mode de vie enfin, loin de toute volonté de posséder quoi que ce fût d'une manière définitive. S'il faut rappeler ces réalités, c'est que toute une hagiographie, communiste d'inspiration, a longtemps présenté le poète de Saint-Denis comme un prolétaire que ses origines devaient forcément conduire aux engagements futurs, alors que ces engagements vinrent d'une réflexion et surtout d'une certaine pratique de la poésie.

Gala

Au cours de son séjour forcé au sanatorium de Davos (il y reste dix-huit mois), Eluard lit beaucoup, compose ses premiers poèmes et publie à son retour à Paris quelques textes en prose, Dialogue des inutiles, préfacés par le premier amour fou de sa vie, Helena Dimitrievnia Diakonova, surnommée Gala. Il l'a rencontrée au sana. Par-delà la guerre et sa mobilisation, rendue particulièrement dangereuse par sa santé fragile, Eluard entretient avec la jeune femme une correspondance passionnée. Il épouse Gala au cours d'une brève permission, en février 1917. En juillet 1917 paraît une plaquette de poèmes, le Devoir et l'Inquiétude, qui évoquent de façon simple et poignante les souffrances des hommes du front. En 1918, ce sont les Poèmes pour la paix qui poussent Jean Paulhan, initiateur essentiel et durable pour Eluard, à faire la connaissance du jeune homme.

Dada


Dès lors tout s'enchaîne: présenté à Breton et à Aragon, Eluard passe par le dadaïsme, aux manifestations scandaleuses duquel il participe joyeusement avec Gala, fonde sa propre revue, Proverbe, dans laquelle il expérimente les techniques poétiques et les jeux de langage du surréalisme. Il écrit beaucoup déjà: en 1920 les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux; en 1921 les Nécessités de la vie et les Conséquences des rêves, trace évidente de l'intérêt du groupe surréaliste pour la vie nocturne et pour toutes les manifestations de la vie qui se placent en dehors de la raison et de la conscience lucide.

Devenus inséparables de Simone et André Breton, Eluard et Gala, qui les accompagnent en voyage, rencontrent Max Ernst à Cologne. Une amitié profonde naît entre Eluard et Ernst, qui écriront ensemble en 1922 les Malheurs des immortels. À cette époque, où ils habitent à Saint-Brice (près de Montmorency), la maison de Paul et Gala est le rendez-vous de tous les artistes et poètes qui inventent l'art du premier XXe siècle: Crevel, Desnos, Ribemont-Dessaignes, Paulhan, Péret (avec qui Eluard publie en 1925 152 Proverbes mis au goût du jour), Soupault, Vitrac, Aragon, Picabia…

Le surréalisme

Mais malgré cette vie intense et amicale, Eluard traverse une crise personnelle et conjugale assez grave pour qu'il disparaisse littéralement pour un tour du monde (Tahiti, via Panamá) d'où il revient à la fin de 1924. «Voyage idiot», dira-t-il lui-même. D'autres ont parlé d'un suicide juste à temps transformé. À son retour, il s'engage totalement dans le surréalisme, qui vient de se donner avec le Manifeste des bases théoriques. S'il rédige une quantité de tracts, de manifestes collectifs, s'il se livre à tous les jeux avec le langage qui visent à en détruire le conformisme et le pouvoir de terreur ou de silence, Eluard écrit aussi, pour lui-même, une œuvre originale: dans Capitale de la douleur en 1926, l'Amour, la poésie en 1929, la Vie immédiate en 1932, le passage par le surréalisme est certes évident (importance des récits de rêves, acceptation du vertige que provoque l'exploration des abîmes intérieurs et de la dissolution de l'identité, tout près de la folie), mais aussi bien des paysages «ont souvent la couleur d'une femme et portent l'empreinte de son abandon» (lettre d'Eluard à J. Doucet à propos de Capitale de la douleur) et les souffrances personnelles ont toute leur place. Cette part intime de la poésie éluardienne est particulièrement sensible dans l'Amour, la poésie, où, sur fond de rechute tuberculeuse, de désespoir de la relation avec Gala, qui le quitte en août 1929 pour vivre avec Salvador Dalí, de crise économique de la Grande Dépression, Eluard écrit ses plus beaux poèmes d'amour dans la première partie du recueil – «Premièrement» – tandis que la suite, «Seconde nature», est pleine de nuit, nuit de l'usure, de la mésentente, de la fatigue, et que la fin du recueil – «Comme une image», «Défense de savoir» – dit la solitude obstinée et la quête du rêve comme refuge

Poésie et liberté


Au moment où il perd Gala, en plein désespoir, Eluard rencontre René Char et Georges Sadoul, amis pour toujours.

Nush

Eluard fait bientôt la connaissance (le 21 mai 1930) de Nush Benz, actrice et chanteuse, sa deuxième merveilleuse compagne, qu'il épouse en 1934. Il n'a pas cessé de militer au sein du mouvement surréaliste ni d'écrire, tantôt avec Breton, tantôt avec Char, des œuvres collectives: Ralentir travaux (avec Breton et Char, 1930), l'Immaculée Conception (avec Breton, la même année). Plusieurs voyages, une croisière en Méditerranée, un séjour à l'île de Sein, l'amour de Nush font des années 1931-1935 une des périodes les plus heureuses de la vie d'Eluard, malgré la montée du fascisme, malgré son exclusion du parti communiste (exclu en 1933, Eluard avait adhéré en 1926). Nush, photographiée par Man Ray, modèle préféré de Picasso, devient la véritable égérie de ce groupe qu'on pouvait croire inséparable, mais le Front populaire et la guerre d'Espagne creusent le désaccord avec Breton, dont Eluard se sépare définitivement en 1938.

L'évidence poétique

Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, Eluard a beaucoup agi – jamais il n'a cessé d'être un intellectuel révolutionnaire –, beaucoup écrit aussi. Les Yeux fertiles (1936) chante les deux faces du mystère bouleversant de la vie, l'amour et la poésie, et célèbrent la «Femme avec laquelle j'ai vécu / Femme avec laquelle je vis / Femme avec laquelle je vivrai», celle qui met «au monde un corps toujours pareil / Le tien», celle en qui vient se mirer la nature. L'année 1936, celle où se tient à Londres l'exposition internationale du surréalisme, Eluard prononce à l'occasion de cette exposition une conférence: l'Évidence poétique. S'il y célèbre toujours le surréalisme, qui a travaillé à «réduire les différences qui existent entre les hommes», il appelle l'homme à s'emparer de «tous les trésors aussi bien matériels que spirituels qu'il entasse, depuis toujours, au prix des plus affreuses souffrances, pour un petit nombre de privilégiés aveugles et sourds à tout ce qui constitue la grandeur humaine» ; en même temps, il y définit le poète comme celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré, ajoutant: «Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. […] Tant de poèmes d'amour sans objet réuniront, un jour, des amants. On rêve sur un poème comme on rêve sur un être.» Cette prise de position montre un élargissement de la vision du monde et du rôle que doit y jouer la poésie: liberté, communion, partage sont les maîtres mots des œuvres de cette période: les Mains libres (1937), le poème Solidarité (1938) illustré par Picasso, Miró, Tanguy, Masson et vendu au profit des défenseurs de l'Espagne républicaine, Cours naturel (1938), Chanson complète, Donner à voir (1939), enfin, qui s'offre comme un bilan. Eluard l'a voulu ainsi: «Je termine mon livre Donner à voir. Tout ce qui concerne les peintres surréalistes y figurera. Tous les textes sur la poésie aussi. Et tous les rêves, toutes les proses poétiques.» Donner à voir est la tâche de tout créateur, foyer à la fois de convergence et de rayonnement. Cet ouvrage permet de comprendre la réflexion esthétique d'Eluard et place en son centre la figure repère de Picasso.

En 1951, Eluard rassembla les recueils écrits entre 1932 et 1938 (la Vie immédiate, la Rose publique, les Yeux fertiles, Cours naturel) sous un titre commun: La jarre peut-elle être plus belle que l'eau ? De cet assemblage naît une nouvelle cohérence et se dessine un mouvement qui va de la solitude à la fraternité construite, des tentations d'une poésie nocturne à celles d'une poésie décidée à changer la vie et à accepter pour cela l'union avec les êtres, les choses, le mystère lumineux du monde, et à combattre les «bâtisseurs de ruines».

Poésie de guerre

Ni sa mobilisation ni sa semi-clandestinité, à partir de 1942, ne tarirent l'écriture d'Eluard: en 1939, il composa la première partie de Livre ouvert (I, octobre 1940; II, janvier 1942). En 1941, Moralité du sommeil et Sur les pentes inférieures. Ayant demandé sa réinscription au parti communiste clandestin, Eluard choisit de combattre avec ses mots: dans Poésie et Vérité (avril 1942, remanié en 1943) paraît le fameux poème «Liberté», dont la diffusion massive par la RAF sur la France occupée fit d'Eluard un homme traqué, contraint de changer de nom et de changer aussi sans cesse de cache. Comme l'a bien compris Claude Roy (1915-1997), ce poème a fait brutalement d'Eluard un mythe et pas seulement un type classique de «poète engagé» : «Eluard, compagnon de cette lutte, déduit la liberté de l'amour et le rêve collectif des foules du monde à travers son expérience personnelle. De 1940 à 1944, des millions d'hommes et de femmes ont été véritablement amoureux de la liberté. Ils ont lu et compris «Liberté» comme on lit et comprend une déclaration d'amour.» Chargé de constituer dans la zone nord le Comité national des écrivains, Eluard regroupe autour de la Résistance Vercors, qui vient de fonder avec Pierre Lescure les Éditions de Minuit, Jean Paulhan, Louis Aragon et Elsa Triolet, Jean Cassou, Jean Tardieu, Lucien Zervos, Robert Desnos, Lise Deharme, et Lucien Scheler. En 1943 paraissent à Genève Domaine français et l'Honneur des poètes, aux Éditions de Minuit: ce sont deux anthologies de poèmes de résistance, et l'avertissement de l'Honneur des poètes est clair: «Devant le péril aujourd'hui couru par l'homme, des poètes sont venus de tous les points de l'horizon français. Une fois de plus la poésie mise au défi se regroupe, retrouve un sens précis à sa violence latente, crie, accuse, espère.» L'activité résistante d'Eluard le conduit encore à consacrer beaucoup de force aux Lettres françaises, le journal de Jacques Decour et Jean Paulhan. Réfugié en Lozère, il publie sous le pseudonyme de Jean du Haut les Sept Poèmes d'amour en guerre (1943). Au Rendez-vous allemand (1944-1945) bouclera le cycle des poèmes de guerre.

La poésie de guerre d'Eluard est une poésie militante, engagée, vibrante de l'espoir que les coupables seront punis, simple aussi en ce qu'elle porte la parole d'un peuple humilié. En contrepartie, elle court le risque de devenir prêcheuse et partisane: Eluard le savait, qui répondit dans un texte des Poèmes politiques (1948) à ses «amis exigeants» qui se détournaient de lui quand il chantait «son pays entier comme une rue sans fin» faute de «savoir que les hommes / Ont besoin d'être unis d'espérer de lutter / Pour expliquer le monde et pour le transformer». Poésie ininterrompue, dès 1946, avait déjà esquissé ce travail d'autocritique sous la forme d'un long dialogue avec l'amante, évoquant tous les risques: celui de la lassitude, du vieillissement, de la mesquinerie quotidienne. La figure lumineuse de Nush, son corps gracile écartaient alors cependant le danger: mais la mort vint la frapper, en novembre 1946. Elle avait quarante ans. Bouleversé, désespéré, Eluard voulut mourir. Aidé par ses amis, par l'écriture encore (il publia en 1947, sous le pseudonyme de Didier Desroches, Le temps déborde, où il criait sa souffrance: «Nous ne vieillirons pas ensemble. Voici le jour en trop: le temps déborde. Mon amour si léger prend le poids d'un supplice»), et par la littérature (publication d'une anthologie poétique sous le titre: Le meilleur choix de poèmes est celui que l'on fait pour soi), il finit par accepter que Nush ne fût plus là. Ses derniers textes politiques (Poèmes politiques, 1948; Une leçon de morale, 1949), ainsi que son activité militante disent ce qu'il espérait des autres et de la fraternité. À la fin de 1949, Eluard rencontra son dernier amour, Dominique, qu'il épousa en 1951 et en hommage à laquelle il écrivit ses derniers poèmes d'amour, le Phénix, l'oiseau merveilleux semblable au désir qui renaît perpétuellement. Il travaillait à son Anthologie des écrits sur l'art lorsqu'il mourut d'une crise cardiaque, le 18 novembre 1952.

La poésie, l'amour et la révolution

Malgré le clivage commode et largement décrit entre un Eluard surréaliste et un Eluard communiste, il existe une grande unité dans la vision politique et esthétique de ce poète faussement clair: elle tient dans la volonté de maintenir ensemble ce qu'il est si tentant de séparer, l'amour et la révolution, le couple et la collectivité des autres; elle exige un incessant mouvement de va-et-vient et de partage, la volonté de concilier l'imaginaire et le réel, puisque l'imaginaire permet de refuser la reproduction stérile, aussi bien dans la perspective artistique que dans la perspective politique. Le peintre et le poète sont bien de ceux qui «donnent à voir», c'est-à-dire qu'ils éclairent non seulement le monde extérieur mais aussi leur monde intérieur, miroir individuel où l'universel vient se mirer.

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Texte emprunté à Yahoo!Encyclopédie

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